Aliments

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Giorgio Agamben
moyens sans fins / notes sur la politique
ed. Payot & Rivages 1995
p. 107 108

La vérité, le visage, l'exposition sont aujourd'hui les objets d'une guerre civile planétaire dont le champ de bataille est la vie sociale tout entière, dont les troupes d'assaut sont les médias et les victimes tous les peuples de la terre. Politiques, médiacrates et publicitaires ont compris le caractère non substantiel du visage et de la communauté qu'il ouvre et ils essaient alors de le transformer en un secret misérable dont il faut à tout pris s'assurer le contrôle. Le pouvoir des Etats n'est plus fondé aujourd'hui sur le monopole de l'usage légitime de la violence 'qu'ils partagent toujours de bon gré avec d'autres organisations souveraines - ONU, organisations terroristes), mais, avant tout, sur le contrôle de l'apparence (la doxa). La constitution de la politique en une sphère autonome va de pair avec la séparation du visage dans le monde du spectacle où la communication humaine est séparée d'elle-même. L'exposition transforme ainsi en une valeur qui se concentre à travers les images et les médias et sur la gestion de laquelle veille jalousement une nouvelle classe de bureaucrates.
Si les hommes devaient se transmettre toujours et seulement quelque chose, il n'y aurait jamais à proprement parler de politique, mais uniquement échange et conflit, signaux et réponses; mais puisque les hommes doivent surtout se transmettre une pure communicabilité (c'est-à-dire le langage), alors la politique apparaît comme le vide communicatif où le visage humain se détache en tant que tel. Politiques et médiacrates cherchent à s'assurer le contrôle de cet espace vide, le maintenant isolé dans une sphère qui en garantie le caractère insaisissable et empêchant que la communicabilité même ne se manifeste. Cela veut dire que l'analyse marxienne (ou tout autre nom que l'on voudra donner au processus qui domine aujourd'hui l'histoire mondiale) n'était pas destiné seulement à exproprier l'activité productive, mais aussi et surtout le langage lui-même, la nature communicative même de l'homme.

Witold Gombrowicz
Cosmos, 128-129,

- Louloute, ohé !
- Loulou, j'ai peur… ouille, ouille, je tremble!
Accumulation, tourbillon, confusion… c'était trop, trop, trop, pression, poussée, mouvement, entassements, renversements, mêlée générale, mastodontes, qui s'étalaient et qui, en une seconde, se décomposaient en milliers de détails, de groupes, de blocs, de heurts, en un chaos maladroit, et soudain tous ces détails se rassemblaient de nouveau dans une structure majestueuse! Exactement comme avant, dans les buissons, comme en face du mur, devant le plafond, comme devant le tas d'ordures et le timon, comme dans la chambre de Catherette, comme devant les murs, les armoires, les étagères, les rideaux, où se créaient aussi des formes ¾mais là-bas il s'agissait de petites choses, ici c'était un fracassant orage de matière. Et moi, devenu un tel déchiffreur de nature morte que, malgré moi, j'examinai, étudiai et cherchai, comme s'il y avait quelque chose à lire, et je m'élançai les combinaisons toujours nouvelles que notre voiture minuscule extrayait, bruyamment, du sein des montagnes. Mais rien. Rien. Un oiseau apparut, très haut dans le ciel, immobile¾ un vautour, un aigle, un épervier ? Non, ce n'était pas un moineau, c'était un non-moineau et non-moineau, il y avait un peu de moineau en lui…

Claudio Magris
Leçon inaugurale /Collège de France
publié par Le Monde du 28 octobre 2001

La réalité, le discours et le moi lui-même, comme le dit Nietzsche dans le passage cité du Cas Wagner, se résolvent dans une "anarchie d'atomes" qui bouleverse toute hiérarchie, rend "la liberté de l'individu", la "vibration et l'exubérance de la vie" libérée de signifiés et de valeurs; dans le fourmillement chaotique de la vie, tous les détails prennent une autonomie sauvage (…).
Il y a des hommes, écrivait Jens Peter Jacobsen (18847-1885) le 1' mars 1873 dans une lettre à Edvard Brandes,(…) qui vivent comme si vivre était la chose la plus naturelle du monde. Pour Niels Lyhne, le héros de Jacobsen qui passe son existence à écrire des vers sur elle sans réussir à la saisir, la vie a perdu tout naturel et tout contenu, elle n'est plus évidente ni ne s'autojustifie dans son passage, elle est vide te irréelle. Elle est surtout confinée dans un éloignement énigmatique, coupée de l'individu qui ne réussit pas s'identifier avec son cours, qu'il sent comme lointain et étranger, comme si elle ne lui appartenait plus. L'existence de l'individu est de "toujours poursuivre son moi, en tournant dans un cercle où il suit avec soin les traces de ses propres pas; de feindre de se jeter dans le courant et de rester tranquillement assis dans l'attitude d'un pêcheur à la ligne pour ramener son soi".(…)
Suspendu entre le crépuscule des valeurs - de la métaphysique, mais aussi de la science - et le présage vacillant de leur dépassement, le héros de Jacobsen ne connaît que des contenus négatifs mais ne peut en tirer aucun enseignement parce qu'il ne lui apparaissent que comme des contenus et non pas comme de nouvelles possibilités de pensée.

Samuel Beckett
Murphy, 10/18 Edition de minuit chap. VI p.100

L'esprit de Murphy s'imaginait comme une grande sphère creuse, fermée hermétiquement à l'univers extérieur. Cela ne constituait pas un appauvrissement, car il n'excluait rien qu'il ne renferma en lui-même. Rien n'avait été, ni n'était, ni ne serait, dans l'univers extérieur à lui, qui ne fût déjà présent, soit en puissance, soit en acte, soit en puissance montant vers l'acte soit en acte déclinant vers la puissance, dans l'univers intérieur à lui.
Cela n'entraînait pas Murphy dans le goudron idéaliste. Il y avait le fait mental et il y avait le fait physique, également réels sinon également agréables.
La distinction qu'il faisait entre les présences en acte et les présences en puissance de son esprit, il la faisait non pas entre ce qui avait de la forme et ce qui informément y tendait, mais entre ce dont il avait une expérience mentale et physique et ce dont il avait une expérience mentale seulement. Ainsi la forme du coup de pied était présente en acte, celle de caresse en puissance.
La partie en acte, l'esprit se la sentait en dessus et claire, la partie en puissance en dessous et obscure, sans toutefois rattacher ce sentiment au diabolo éthique. L'expérience mentale était distinct de l'expérience physique, ces critériums n'étaient pas ceux de l'expérience physique, la conformité d'une partie de son contenu avec la réalité physique n'ajoutait pas de valeur à cette partie. L'esprit ne fonctionnait pas te ne pouvait pas être réparti selon un jugement de valeur. Il était fait de clarté, de pénombre et de noir, d'un dessus et d'un dessous, non pas de bien et de mal. Il renfermait des formes qui avaient leurs parallèles dans un autre mode et des formes qui n'en avaient pas, non pas des formes bonnes et des formes mauvaises. Il ne ressentait aucun conflit entre sa clarté et son noir, aucun besoin pour que sa clarté dévorât son noir. Le était d'être tantôt dans la clarté, tantôt dans la pénombre, tantôt dans le noir. C'était tout.
Ainsi Murphy se sentait fendu en deux, d'un côté un corps, de l'autre un esprit. Ils communiquaient apparemment, sinon il n'aurait pas pu savoir qu'ils avaient certaines choses en commun. Mais il sentait l'esprit à l'étanche du corps, et ne comprenait pas par quelle voie la communication s'effectuait, ni comment les deux expériences venaient à déborder l'une sur l'autre. Il était persuadé qu'il n'y avait pas d'action directe entre les deux. Ni il pensait un coup de pied parce qu'il en sentait un, ni il sentait un coup de pied parce qu'il en pensait un. Peut-être y avait-il, entre la conscience et le fait du coup de pied, la même connexion qu'entre deux grandeurs par rapport à une troisième, ou qu'entre deux effets par rapport à une cause commune. Peut-être y avait-il, en dehors du Temps et de l'Espace, un coup de pied non mental, non physique, de toute éternité, obscurément révélé à Murphy sous ses modes corrélatifs d'entendement et d'étendue, le coup de pied in intellectu et le coup de pied in re. Mais où donc était la suprême caresse ?
Quoi qu'il en fût, Murphy était prêt à accepter cette congruence partielle entre le monde de son esprit et celui de son corps comme résultant d'une détermination surnaturelle quelconque. Le problème n'avait pas beaucoup d'intérêt. Il était prêt à accepter toute explication qui ne jurât pas avec le sentiment, de plus en plus fort à mesure qu'il vieillissait, que son esprit était clos, un désordre clos, sujet à nul principe de changement sauf au sien, suffisant en soi et imperméable aux vicissitudes du corps. Il s'intéressait beaucoup moins aux causes de cette situation qu'à la façon dont il pourrait en tirer parti.
Fendu en deux, toute une partie de lui même ne quittait jamais ce cabinet mental qui s'imaginait comme une sphère pleine de clarté, de pénombre et de noir. Elle ne le quittait jamais parce qu'il n'y avait pas de sortie. Mais tout mouvement dans ce monde de l'esprit exigeait dans le monde du corps un état de repos. Un homme est couché qui veut dormir. Derrière la cloison, à sa tête, un rat attend qui veut sortir. L'homme entend le rat qui bouge et, ne peut dormir, le rat entend l'homme qui bouge et, ne peut sortir. Ils sont malheureux tous les deux, l'un veillant l'autre attendant, ou heureux tous les deux, l'un endormi, l'autre sorti.
[ Il lui arrivait naturellement, même au plus agaçant de la bougeotte corporelle, tant bien que mal de penser et de savoir, au moyen d'une sorte de tic douloureux mental suffisant à sa parodie de la conduite rationnelle. Mais ce n'était pas là ce qu'il entendait par conscience.
Son corps se couchait de plus en plus, dans une suspension moins précaire que celle du sommeil, pour sa propre commodité et pour que l'esprit se mût. Il ne restait apparemment que peu de ce corps qui ne fut pas de concert avec cet esprit, et ce peu cédait à sa propre fatigue. Le développement de cet air de connivence entre deux êtres si foncièrement étrangers demeurait pour Murphy aussi inintelligible que la télékinésie ou la bouteille de Leyde. Il constatait avec complaisance le fait, et que le besoin de son corps concourait de plus en plus au besoin de son esprit.
A mesure qu'il trépassait en tant que corps, il se sentait ressurgir en tant qu'esprit, libre de se mouvoir parmis les trésors de son esprit. Le corps a son stock, l'esprit ses trésors. ]
Il y avait les trois zones -clarté, pénombre, noir- chacune avec ses formes particulières.
Dans la première, les formes avec parallèle, un radieux abrégé de la vie de chien, les éléments de l'expérience physique au service d'arrangements nouveaux. Ici le plaisir était actif, celui de renverser l'expérience physique. Ici le coup de pied que recevait le Murphy physique, le Murphy mental le donnait. C'était le même coup de pied, seulement corrigé en direction. Ici les marchand de couleurs se laissaient lentement épilés. Ici Tickelpenny couchait avec Mademoiselle Carridge. Ici, le fiasco physique tout entier se transformait en succès fou.
Dans la deuxième, les formes sans parallèle. Ici le plaisir était esthétique. C'était un monde qui, n'étant pas affligé d'un homologue réel, n'avait pas besoin d'artifices. Ici se déroulait la vision Belaqua et d'autres à peine moins suaves.
Dans ces deux zones de son univers privé, Murphy se sentait souverain et libre, libre dans l'une de rendre ce qu'il avait reçu, libre dans l'autre de passer comme bon lui semblait d'une béatitude à l'autre. Il n'y avait pas de concurrence.
La troisième, le noir, était un flux de formes, qui allaient sans cesse s'agrégeant et se désagrageant. La clarté renfermerait les éléments d'une multiplicité nouvelle, le monde du corps mis comme un jouet en morceaux ; la pénombre, des états de paix. Mais le noir n'était fait ni d'éléments ni d'états, mais seulement de formes qui devenaient et s'écroulaient dans la poussière d'un devenir nouveau, sans amour ni haine ni aucun principe de changement concevable. Ici il n'était pas libre, mais un atome dans le noir de la liberté absolue. Ici il ne se mouvait pas, il était un point dans un bouillonnement de lignes, dans une génération et dans un effondrement, sans cesse ni condition, de lignes.
Matrice d'irrationnels.
Il était agréable d'unir à coups de pied les Ticklepenny et les Mesdemoiselles Carridge dans d'horribles actes d'amour. Il était agréable de remâcher sa vie en rêve, couché sur la corniche à côté de Belacqua, devant un jour se levant de travers. Mais combien plus agréable la sensation d'être un projectile sans provenance ni destination, ravi dans un tumulte de mouvement non newtonien.
Ainsi, à mesure que son corps s'élargissait de plus en plus dans son esprit, il restait moins dans la clarté, à cracher sur un monde en tempête; et encore moins dans la pénombre, où il fallait choisir ; et plus et encore plus dans le noir, dans la métaboulie, atome de liberté absolue.

Witold Gombrowitcz
Fredydurke
Folio, p. 129 et suivantes, Chapitre V
Philidor doublé d'enfant

Le roi des synthéticiens, le plus illustre de tous les temps était sans nul doute le grand docteur Philidor, natif de l'Annam méridional et professeur de Synthésologie à l'université de Leyde. Il opérait selon l'esprit pathétique de la Synthèse Supérieur, en général par addition de l'Infini positif, mais en cas de besoin il multipliait aussi par l'infini. C'était un homme de bonne stature, assez corpulent, avec une barbe touffue et un visage de prophète à lunettes. Mais un phénomène spirituel de cette envergure ne pouvait pas ne pas provoquer l'apparition de son inverse en vertu de la loi newtonienne d'action et de réaction: aussi était né à Colombo un analyste non moins brillant qui, après avoir passé son doctorat à l'université de Colombia et obtenu une chaire d'Analyse Supérieure, atteignit bientôt les sommets de la carrière scientifique. C'était un homme sec, petit, rasé de près, avec un visage sceptique à lunettes, qui se donnait pour unique mission d'attaquer et d'abattre l'éminent Philidor.
Il opérait par décomposition et sa spécialité consistait à décomposer une personne et ses parties constituantes à coup d'énumérations ou parfois de chiquenaudes. Par exemple une chiquenaude sur le nez éveillait ledit nez à une existence autonome, sur quoi il se mettait à remuer dans tous les sens à l'effroi de son propriétaire. L'analyste recourait souvent à cette méthode dans le tram, quand il s'ennuyait. Obéissant à sa vocation profonde, il se lança à la poursuite de Philidor et reçut à cette occasion, dans une petite ville d'Espagne, le titre nobiliaire d'Anti-Philidor, qui l'emplit de fierté.. Philidor, apprenant que l'autre le poursuivait, décida bien entendu de le poursuivre à son tour et pendant un certain temps, les deux savants se poursuivirent mutuellement sans succès : l'orgueil ne permettait à aucun des deux d'admettre qu'il était non seulement le poursuivant, mais aussi le poursuivi. Ainsi quand Philidor était à Brême, l'anti-Philidor partait pour Brême en quittant La Haye, sans vouloir ou sans pouvoir remarquer qu'au même moment et dans le même dessein l'autre filait de Brême sur La Haye par train rapide.
La rencontre des deux savants déchaînés, catastrophe comparable aux pires collisions ferroviaires, se produisit par un pur hasard à l'excellent restaurant de l'hôtel Bristol à Varsovie. Le professeur Philidor, auprès de son épouse, feuilletait justement un indicateur et cherchait les meilleures correspondances quand apparut, débarquant du train, l'Anti-Philidor essoufflé, bras dessus, bras dessous avec sa compagne de voyage analytique, une certaine Flora Gente, de messine. Le docteur Théophile Poklewski, le docteur Théodore Rocklewski et moi-même, qui assistions à la scène, en comprîmes sur-le-champ le gravité et résolûmes d'en rédiger un procès-verbal.
L'Anti-Philidor s'approcha de la table et, en silence, mesura des yeux le professeur, qui se leva. Chacun essaya de triompher par sa force mentale. L'analyste attaquait froidement, par le bas. Le synthéticien répondait de haut par un regard plein de dignité intransigeante. Comme ce duel de regards ne donnait pas de résultats décisifs, les deux ennemis spirituels entreprirent un duel de paroles. Le maître de l'Analyse s'écria :
- Des macaroni !
Le synthéticien répliqua :
- Du macaroni !
L'Anti-Philidor cria :
- Des macaroni, des macaroni, c'est-à-dire des combinaisons de farine, d'œuf et d'eau !
Philidor reprit aussitôt :
- Du macaroni, c'est-à-dire l'essence supérieure, le Macaroni en soi !
Ses yeux étincelaient, sa barbe frémissait, de toute évidence il avait gagné. Le professeur d'Analyse supérieure s'éloigne de quelques pas, plein d'une rage impuissante, mais imagina bientôt un plan terrible : maigrichon, impuissant devant Philidor, il s'en prit à son épouse, que le vieux professeur vénérable chérissait par-dessus tout. Voici la suite des évènements d'après le protocole.
" 1. Mme Philidor, opulente, lourde, assez majestueuse, est tranquillement assise, elle ne dit rien et médite.
2. Le professeur Anti-Philidor s'est installé en face d'elle, armé de son objectif psychologique, et commence à l'observer avec un regard qui la déshabille complètement. Mme Philidor frissonne de froid et de honte. Le professeur Philidor la protège en silence avec une couverture de voyage et foudroie l'insolent d'un regard plein d'un incommensurable mépris. On discerne pourtant en lui une certaine inquiétude.
3. L'anti-Philidor prononce alors à mi-voix "L'oreille, l'oreille !" et éclate d'un rire ironique. Sous l'influence de ces paroles, l'oreille se dévoile de façon inconvenante. Philidor dit à son épouse d'enfoncer son chapeau pour se cacher les oreilles, mais cette démarche s'avère peu utile car l'Anti-Philidor murmure comme pour lui-même "Deux trous du nez", révélant par-là même de manière aussi éhontée qu'analytique la présence desdits trous dans le nez de cette respectable dame. La situation devient d'autant plus grave qu'il est hors de question de cacher ces narines.
4. Le savant de Leyde menace d'appeler la police. La balance de la victoire penche nettement du côté de Colombo. "des doigts, les doigts de la main, au nombre de cinq." La majesté de Mme Philidor est malheureusement lésée car tout le monde constate soudain ce fait frappant, accablant : la présence des doigts dans ses mains. Cinq doigts par main, c'est-à-dire dix en tout. Mme Philidor, compromise sans appel, essaie avec le peu d'énergie qui lui reste d'enfiler des gants, mais, par une circonstance incroyable, le savant de colombo lui fait en toute hâte une analyse d'urine et crie d'une voix triomphante : " H2OC4, TPS, un peu de leucocytes et d'albumine !" Tous se lèvent. Le professeur Anti-Philidor s'éloigne avec sa maîtresse qui explose d'un rire vulgaire tandis que le professeur Philidor, aidés par les soussignés, emmène son épouse à l'hôpital.
(…)Le lendemain, nous nous retrouvâmes, Rocklewski, Poklewski et moi-même, en compagnie du professeur au chevet de Mme Philidor, dont la décomposition continuait de façon systématique. Entamée par la dent analytique de l'Anti-Philidor, la patiente perdait peu à peu sa cohésion intérieure. De temps en temps elle gémissait sourdement "Moi-jambe, moi-oreille, jambe, oreille, le doigt, tête, jambe", comme si elle abandonnait ces parties du corps qui commençaient à mener une vie autonome. Sa personnalité était à l'agonie. Nous nous creusions la cervelle pour trouver le moyen de la sauver d'urgence. Mais il n'y avait pas de moyen. Après une conférence à laquelle participa également le maître de conférences Lopatkine, arrivé par avion de Moscou à 7h40, nous reconnûmes à nouveau la nécessité inéluctable des méthodes scientifiques les plus énergiquement synthétisantes. Mais il n'y avait pas de méthodes. Alors Philidor concentra toutes ces facultés intellectuelles à un tel degré que nous reculâmes d'un pas, puis il déclara :
- Une gifle ! Une gifle, et vigoureuse ! Une joue, une joue peut seule, parmi toutes les parties du corps, rendre son honneur à ma femme et synthétiser ses éléments épars dans un sens transcendant, claquant et frappant. Donc allons-y !
Mais il n'était pas facile de trouver en ville l'Analyste mondialement connu. C'est seulement dans la soirée qu'on put mettre la main sur lui dans un bar élégant. Ivre, mais sobre d'aspect, il vidait bouteille sur bouteille et plus il buvait, plus il semblait sobre, et il en était de même pour son analytique maîtresse. En un sens, ils s'enivraient de sobriété plus que d'alcool. A notre entrée, les garçons, pâles comme la mort, se réfugièrent lâchement derrière le comptoir tandis que le couple silencieux s'adonnait à une obscure orgie de sang-froid. Nous étions convenus d'un plan d'action. Le professeur devait pratiquer une feinte de la main droite contre la joue gauche de l'adversaire, puis frapper la joue droite de la main gauche, sur quoi nous entreprendrions aussitôt de rédiger un protocole. Le plan était simple et l'action peu compliquée. Mais le professeur qui avait levé la main la laissa retomber tandis que nous, les témoins, restions figés de stupeur. Il n'y avait pas de joue ! Il n'y avait plus de joue, dis-je, mais seulement deux petites roses et une sorte de miniature de deux petites colombes !
Avec une subtilité diabolique, l'Anti-Philidor avait prévu et prévenu les plans de Philidor. Ce Bacchus sobre s'était fait tatouer deux petites roses et coller l'image de deux petites colombes sur les pommettes ! A la suite de ce manège, la joue et par suite la gifle perdaient tout leur sens, ne particulier leur sens transcendant. Une gifle donnée à des roses et à des colombes ne pouvait être une vraie gifle, elle revenait à taper sur du papier peint. Jugeant inadmissible qu'un maître et éducateur universellement respecté se ridiculisât en tapant sur du papier peint sous prétexte que sa femme était malade, nous lui déconseillâmes avec fermeté un acte qu'il risquait de regretter plus tard.
- Chien ! rugit le vieillard. Lâche, lâche ! Tu es un chien !
- Tas ! Tus es un tas ! répondit l'Analyste avec un terrible orgueil analytique. Moi aussi je suis un tas, un simple agrégat. Tu peux me donner un coup dans le ventre si tu veux. Tu ne me frapperas pas moi, dans le ventre, tu frapperas un ventre et rien de plus. Tu voulais attaquer ma joue avec une gifle ! Tu peux attaquer mes joues, mais pas moi : pas moi ! Il n'y a pas de moi ! Je n'existe pas !

Agamben
Note sur le geste